LE MONDE | 10.03.04 | 13h32
Courage, chère Leyla Zana
par Chirine Ebadi et Danielle Mitterrand

Chère Leyla Zana,

Ce mois de mars 2004 est un bien triste anniversaire pour toi et tes amis. Cela fait dix ans que tu es en prison. En 1994, la Cour de sûreté de l'Etat n° 1 d'Ankara te condamnait pour avoir défendu les droits culturels de tes concitoyens kurdes, défendu la paix, et prôné l'amitié et la fraternité entre les Turcs et les Kurdes en Turquie.

Depuis la prison d'Ulucanlar, tu nous rappelles dans tes lettres que l'enfermement entre quatre murs n'entame pas ta soif d'un monde meilleur dans lequel les femmes, "égalitaires et justes", participeront activement à la construction de la paix, de la démocratie, et veilleront au respect de toutes les libertés.

Chère amie,

Pour t'écrire, nous n'avons pas eu besoin de longues concertations. Nos cœurs et nos pensées, tournés vers ton courage et la justesse des causes que tu défends, nous ont dicté ces quelques mots : te dire à quel point tu nous manques. Comme tu manques à Mehdi, ton époux (qui a passé onze ans dans les prisons turques), à Ronahi et Ruken, tes enfants, comme tu manques à la population qui t'a élue au Parlement en te confiant le mandat de défendre ses droits culturels millénaires. Comme tu manques, Leyla, à la Liberté.

Le renvoi de la 11e audience de votre procès, commencé il y a un an, faisant suite à dix renvois successifs précédents au cours desquels vous apparaissiez, toi et tes collègues députés, menottés et entourés par les forces de sécurité, nous a très profondément bouleversées.

Les demandes de libération présentées par vos avocats sont systématiquement rejetées, sans aucune motivation, en totale violation de votre droit interne et de la Convention européenne des droits de l'homme. Et aujourd'hui encore vous demeurez emprisonnés.

Chère Leyla,

Alors que d'éminents représentants politiques européens estiment que ton pays est en mesure d'instaurer un vrai partenariat avec l'Union européenne, parce que plusieurs séries de réformes ont été adoptées pour satisfaire aux critères de Copenhague, tes amis, eux, sont scandalisés : ce procès politique qui est le vôtre est en effet hautement représentatif des contradictions auxquelles les dirigeants de ton pays sont confrontés.

Dans la perspective d'octobre 2004, ceux-ci souhaitent obtenir l'établissement d'un échéancier pour l'ouverture des pourparlers d'adhésion. Cependant, alors que ces dirigeants politiques manifestent une volonté de réforme, de démocratisation et d'ouverture, l'appareil judiciaire turc, au contraire, témoigne de nombreuses résistances.

Ainsi, les réformes adoptées en ce qui concerne les Kurdes restent lettre morte. Le droit de diffuser des émissions radio-télévisées en langue kurde est entravé par une multitude de décisions administratives ou juridiques.

Le droit à la préservation de la culture kurde (par exemple donner des prénoms kurdes à ses enfants) se voit dans les faits très limité par des restrictions linguistiques.

Les écoles qui devraient dispenser un enseignement en langue kurde font face, elles aussi, à des tracasseries administratives qui les empêchent d'ouvrir leurs portes.

Enfin, les défenseurs des droits de l'homme sont harcelés, quand ils ne font pas l'objet de nombreux procès.

Les dirigeants de ton pays, chère Leyla, auront-ils la volonté nécessaire pour mettre réellement en œuvre les réformes qu'ils ont eu le courage d'adopter?

Bien entendu, les mentalités ne sauraient changer brusquement du jour au lendemain. La mise en place et le respect de la démocratie et de toutes les libertés nécessitent de la part des dirigeants politiques de toute nation une authentique et forte volonté, mais aussi du courage, de la franchise et de la fermeté.

Chère Leyla, chère amie, les jours et les années passent, et tu demeures en prison. Pour combien de temps encore ?

Le 12 mars doit se tenir la 12e audience de votre procès. A cette occasion nous invitons les défenseurs des droits de l'homme, les parlementaires européens et les représentants des Nations unies à se joindre à nous pour appeler fermement à ta libération ainsi qu'à celle de tes collègues, afin d'œuvrer à l'établissement de la démocratie et de la paix.

Chirine Ebadi, avocate iranienne, est le Prix Nobel de la paix 2003.
Danielle Mitterrand est présidente de la Fondation France Libertés.

ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 11 mars 2004