Nemrud Dagh

La montagne magique
FMR Edition française - Février/Mars 1999, N°78,

Revue d'art et de culture de l'image publiée tous les deux mois par FMR spa à Milan et diffusée en Fance par FMR-Galerie 12, 12, rue des Beaux-Arts, 75006 Paris.

"J'avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c'est le plus bel âge de la vie. " Cette phrase célèbre et péremptoire fut inspirée à Paul Nizan par un Orient torride où le climat était un enfer. Quant à moi, qui, à vingt ans ou à peine plus, eut la chance de me trouver dans un Orient plus frais, j'avoue songer à cet âge-là avec une pointe de nostalgie. Je venais d'obtenir mon diplôme de géologue et me trouvais au Kurdistan turc où la Gulf, une compagnie pétrolière, m'avait envoyé jeter un coup d'oeil professionnel aux montagnes sises entre le Tigre et l'Euphrate, que l'on prétendait gorgées de pétrole. Du haut de, ma jeunesse, j'osai exprimer un verdict sans appel: là-dessous, il n'y avait, au mieux, que de l'eau minérale. Bien entendu, ce jugement émis par un jeune homme plus riche d'espérances que d'expérience accueilli avec dédain par les dirigeants de la compagnie qui, s'obstinant dans leur certitude d'y trouver du pétrole, firent pratiquer des sondages dans la région. Sans résultats. J'y gagnai une réputation de Cassandre pétrolifère et, accessoirement, de bon géologue.

Pour mener à bien ces recherches infructueuses, la Gulf avait mis à, ma disposition une petite caravane sans chameaux avec laquelle je parcourais en tous sens l'orographie accidentée de la province de Diyarbakir, y traçant des itinéraires aux allures de labyrinthes: une jeep, une Dodge et une paire de moustachus assistants turcs - Scheimous, le cuisinier, et Moutalep, le chauffeur - dont je transcris les noms phonétiquement, car j'en ignore la graphie. Nos échanges étaient moins constitués de paroles que de gesticulations; néanmoins, au terme de quelques semaines, je maîtrisais le B.A. -BA de la langue turque. Aussi, quand Moutalep me désigna une étrange montagne pyramidale située dans le lointain en s'exclamant: "Bouyouk tash, bouyouk adam", c'est-à-dire "grandes pierres, grands hommes". je compris qu'il parlait de statues. Un vieux rêve devenait réalité: exercer mon métier de géologue tout en jouant au Schliemann, découvrir du pétrole et mettre au jour quelque merveilleuse cité hittite ou assyrienne. Je consultai avec frénésie les guides que j'avais emportés: aucun ne mentionnait ce Nemrud Dagh que Moutalep continuait à désigner du doigt - et qui méritait donc un détour. Trois les remplacèrent les véhicules pour lesquels les ravins étaient des obstacles infranchissables; au terme d'une montée qui fut un calvaire, je me trouvai, je l'appris ensuite, en présence du tombeau d'Antiochos Ier, découvert - ah! malédiction! - un siècle auparavant.

Oublié, car difficilement accessible dans un Kurdistan encore sauvage, il donnait aux audacieux qui se lançaient à l'assaut de ses pentes abruptes l'impression de découvrir un secret archéologique gardé par une assemblée mystérieuse de colosses sculptés que les manuels d'histoire de l'art gratifiaient d'une brève note de bas de page.

J'espère que les photographies qui illustrent ce numéro de FMR communiqueront au lecteur quelque chose du frisson que j'éprouvai alors et dont je me souviens comme si c'était hier.




par Gianni Guadalupi

Durant l'éphémère splendeur du royaume de Commagène, pays montagneux entre Taurus et Euphrate, Antiochos Ier ~ souverain de ces terres que la Syrie romaine devait bientôt annexer, entreprit de coiffer les deux mille mètres d'un mont pyramidal, le Nemrud Dagh, d'une blanche couronne artificielle sous laquelle il serait enseveli. Les colossales statues de dieux grecs et iraniens auxquels le monarque avait confié le soin de veiller sur son repos protègent encore sa dernière demeure.

Vue de la terrasse occidentale.

Par une nuit glaciale de mars 1838, sous une lune aussi pâle que les plaques de neige qui s'attardaient sur les cimes du Taurus alors couvert d'épaisses forêts, un jeune officier allemand, grand et maigre, marchait vers la gloire. Grelottant dans son manteau bleu, la tête enveloppée d'un châle qui protégeait son visage de la morsure du vent, il s'efforçait de rejoindre la cité de Malatya, avec pour tout repère les feux épars des bergers endormis.

Helmuth von Moltke - c'était lui - était un homme promis à un brillant avenir: quelques décennies plus tard, devenu chef de l'état-major prussien, il battait l'Autriche d'abord, la France ensuite; enfin, grâce à lui, des ruines de l'empire de Napoléon III allait surgir celui de Guillaume Ier. Depuis 1835, il était au service du sultan Mahmoud II, en qualité de conseiller militaire; pour l'heure, il s'apprêtait à en découdre avec certains Kurdes réticents à payer l'impôt à la Sublime Porte.

Pour qu'il demeure éveillé et ne tombe point de cheval au risque de se rompre les os sur le sol pierreux, ses compagnons - un guide tatar et deux domestiques turcs - lui contaient l'histoire d'un souverain qui avait jadis régné sur ces solitudes montagneuses, un certain Nemrod, "vaillant chasseur devant l'Eternel"', nous dit la Bible - une caractérisation devenue lieu commun sous la plume des exégètes.

A dire vrai, ce roi de Babylone consacra apparemment plus de temps à la construction qu'à la cynégétique, car il n'est ruine qui ne porte son nom dans le pays. Moltke, qui s'était assoupi, ne remarqua sans doute pas le geste de ses compagnons désignant une tache blanchâtre qui ressortait au sommet d'une montagne lointaine et qui s'apparentait à un banal glacier: le Nemrud Dagh, tombeau du souverain d'une sorte de Mesopotamia Felix.

Traversant les âges, sa mémoire avait effacé celle de tous les rois de la région, avait usurpé leurs exploits et leurs monuments. Il existait - l'officier ne l'ignorait point - une dizaine de Nemrud Dagh, ou montagnes de Nemrod, à travers l'Anatolie: comment le monarque omniprésent aurait-il pu être enseveli dans une seule d'entre elles? Quant aux autres, il y avait chassé, élevé un château ou parlé avec les djinns, les esprits malins.

A l'instar de Salomon auquel il n'avait rien à envier dans les récits populaires, Nemrod entretenait un commerce magique avec les puissances supérieures. Mais sa vraie tombe se trouvait ici, affirmèrent les trois bavards: làhaut, en effet, une légion de statues gigantesques et prêtes à prendre vie pour chasser les intrus veillait sur le sommeil éternel du roi de Babylone. Cette allusion à une myriade de sculptures antiques n'éveilla aucun intérêt chez l'Européen mal réveillé; habitué à la démesure levantine - quand ils croisaient un troupeau de dix moutons, les Arabes le comparaient à un nuage de sauterelles -, il savait que le secret de la stochastique orientale réside dans une connivence subtile entre poésie et vérité, Dichtung und Wahrheit, avait écrit Goethe, son illustre compatriote. Au cours des semaines suivantes, Moltke allait découvrir d'autres fragments de l'héritage laissé par l'omniprésent Nemrod dans la région d'Urfa: une grande vasque d'eau limpide où nageait une multitude de poissons, descendants en droite ligne d'un couple que le roi avait mis dans l'eau de ses mains. Qui mangeait l'un de ces poissons perdait aussitôt la vue, assurait-on.

Quand l'officier leur fit don d'une poignée de pois secs, ils le suivirent comme une meute de chiens. A une lieue de la ville, une ruine mystérieuse appelée château de Nemrod s'élevait sur un rocher nu: un enchevêtrement de voûtes effondrées et de broussailles, au sein duquel une tribu de lézards engourdis semblait s'escrimer à déchiffrer les sinuosités énigmatiques de l'alphabet arménien.

Plus de quarante ans passèrent avant qu'un autre Européen n'eût la fantaisie d'errer dans le labyrinthe rupestre du Taurus. De nationalité allemande lui aussi, Karl Stresser, qui exerçait le métier d'ingénieur des ponts et chaussées, était au service du vali, le gouverneur de Diyarbakir, ombre modeste - et malheureuse parmi les étendues de pierres kurdes - de l'Ombre de Dieu sur terre, qui régnait à Constantinople la regrettée. Il n'est pas exagéré d'affirmer que l'histoire de la viabilité du Kurdistan se divise en deux périodes: celle d'avant Stresser et celle qui suit. Dans lart auquel nous donnons le beau nom de génie civil, l'ingénieur avait eu pour prédécesseurs zélés les chèvres et les alluvions qui éliminaient avec efficacité les pierres les plus grosses du fit des torrents où, depuis des siècles, des caravanes de mulets avançaient à grand-peine en butant.

Notre ingénieur, qui tramait la construction d'une route carrossable et avait naguère fait ses humanités, tentait de retrouver l'antique Route royale - désormais oubliée - qui menait du Bosphore à Persépolis, colonne vertébrale du vaste empire perse.


Un beau jour de l'an 1880, dans la région de Kalita, Stresser rencontre un Kurde du nom de Bakô qui, en réponse à ses questions, l'assure que les vestiges de pavements et de pylônes qu'il recherche lui sont inconnus; en compensation, il lui propose aimablement de l'accompagner au sommet de la montagne où il a découvert les géants que le puissant roi Nemrod a pétrifiés et mués à tout jamais en sentinelles de son sépulcre.

Quelques jours plus tard, montés chacun sur une mule, Stresser et Bakô entreprennent la très longue ascension du Nemrud Dagh; parvenu au sommet, qui culmine à quelque deux mille mètres, l'Allemand découvre une assemblée de titans que les tremblements de terre ont décapités; au milieu des ronces, les énormes têtes dont le regard vide le fixe, semblent ne pas s'être remises du cataclysme sacrilège qui les a jetées à terre. Cette assemblée de blocs rocheux était présidée par un aréopage fort sérieux de vautours qui se dispersent de mauvaise grâce après y avoir été invités par jets de pierre. Stresser ébahi et Bakô exultant - les cris d'émerveillement de son compagnon lui laissaient espérer une gratification plus que généreuse - passent plus d'une heure sur les lieux; puis, la nuit venant, ils se hâtent de rentrer afin de ne pas prendre le risque de chuter dans un ravin.

Dès son retour, l'ingénieur informe son ambassade à Constantinople et son consulat à Alexandrie, en Egypte. Convoqué à Berlin, il y reçoit l'ordre d'accompagner Karl Humann et Otto Puchstein, deux éminents archéologues, sur le Nemrud Dagh. En 1882, le trio se lance à l'assaut des pentes escarpées de la montagne, accompagné d'une suite nombreuse d'ouvriers. Après avoir débroussaillé le site et chassé les lézards, ils étudient le monument, lisent les inscriptions rédigées en grec, apprenant ainsi qu'ils se trouvent en présence du tombeau d'Antiochos ler , roi oublié de la Commagène - tel était, dans l'Antiquité, le nom de la région comprise entre le Taurus et l'Euphrate. D'abord province de l'empire d'Assyrie, elle fit ensuite partie du royaume de Séleucos ler Nikator, l'un des lieutenants d'Alexandre le Grand, qui, à la mort du conquérant macédonien, fonda la plus vaste des monarchies hellénistiques.

En 162 avant notre ère, le gouverneur de cette région montagneuse, un certain Ptolémée, profitant de la faiblesse du pouvoir central, crée un nouveau royaume, la Commagène, dont il sera le premier à ceindre la couronne. A sa mort, Samos lui succède et fonde la capitaleforteresse de Samosate, qui rehausse le lustre du nouvel Etat et en garantit la sécurité. Puis viennent les règnes de Mithridate et d'Antiochos, qui monte sur le trône vers 69 avant notre ère. Epoque calamiteuse: la petite Commagène occupe alors une place des plus inconfortables entre deux grandes puissances qui se disputent la domination de l'Orient hellénistique, entre le belliqueux empire parthe et un empire romain toujours plus avide de nouveaux territoires.

Prévoir qui sortirait vainqueur de cet affrontement pour se ranger à temps de son côté était chose d'autant moins aisée que la rivalité entre Rome et la Parthie se doublait, au désespoir d'Antiochos, d'une guerre civile entre capitaines romains. Invoquant la protection d'une divinité honorée localement - un esprit syriaque qui résidait dans la cité de Dolichè, assimilé à Zeus par les Grecs - et, maudissant les aruspices pourvoyeurs de présages mensongers, le roi réussit néanmoins à se tirer d'affaire et à sauver sa couronne.

Guerroyant contre Pompée, il ne tarde pas à comprendre d'où souffle le vent: il juge préférable de faire acte d'allégeance envers le général romain, qui le récompense en lui offrant Séleucie de l'Euphrate et une partie de la Mésopotamie. Le soupçonneux Cicéron, alors proconsul de Cilicie, taxe le souverain de duplicité dans l'une de ses lettres, mais force est d'admettre que les roitelets d'Asie Mineure n'avaient d'autre recours que le double jeu: la ruse orientale contre l'abus de pouvoir romain. Les faux pas n'allaient pas faire défaut: quand la guerre éclate entre César et Pompée, Antiochos mise sur le perdant et doit envoyer deux cents cavaliers à la rescousse; plus tard, il accorde la main de l'une de ses filles à Orode, le roi des Parthes - un mariage qui n'avait pas lieu d'être, jugent les Romains, et une expédition punitive conduite par Marc Antoine met le siège devant Samosate.

Contraint de regagner l'Italie, le proconsul doit se résoudre à condamner la Commagène au versement d'une indemnité. Antiochos ler mourra peu après, et le trône échoit à Mithridate II, puis à trois rois du nom d'Antiochos - II, III, IV - qui, à l'instar de leurs prédécesseurs, tireront plus ou moins bien leur épingle du jeu jusqu'en 72, année où Antiochos IV étant soupçonné d'intelligences avec les Parthes, son royaume est attaqué, puis annexé par le gouverneur romain de la Syrie, dont la Commagène devient une marche septentrionale. Au temps de sa splendeur, Antiochos Fr avait été un grand bâtisseur de monuments funéraires, des édifices censés proclamer l'origine divine de sa dynastie et perpétuer sa mémoire dans les siècles des siècles. Cet espoir est réduit à néant par l'apparition continuelle de religions nouvelles dans cette région où, par ailleurs, les invasions se succèdent sans répit.

Tout comme celui de ses prédécesseurs et de ses descendants, le nom du souverain ne tarde pas à sombrer dans l'oubli, au profit d'un seul, d'un unique bénéficiaire, ce Nemrod dont le souvenir était demeuré vivant dans l'imaginaire collectif du Proche-Orient, à la manière d'une incarnation suprême de la monarchie et de ses pompes architectoniques. Ayant, qui sait, les pyramides pharaoniques présentes à l'esprit, mais se trouvant dans l'impossibilité d'ériger de telles montagnes artificielles, Antiochos décide de tirer parti des pics rocheux qui abondent en son royaume, bien plus proches du ciel que leurs modestes imitations égyptiennes: leurs cimes serviraient de soubassement à des édifices qui ensuite seraient couronnés de la manière la plus éclatante. Le monarque commence par rendre hommage à la mémoire de Mithridate Ier son père; il lui fait élever un hierotheseion, un sanctuaire funéraire, à Arsameia, ville construite sur un affluent de l'Euphrate, alors sacré pour les nymphes des bois dont il porte le nom: le Nymphaios, aujourd'hui le Kahtaçayi.


Autour d'un tumulus, amoncellement de pierres blanches, veillaient des statues colossales dont ne subsistent que de misérables fragments auxquels tiennent compagnie quelques stèles et les fondations d'un édifice, palais on temple, aux pavements de mosaïque. Le reste a été éparpillé dans les ravins par les redoutables tremblements de terre anatoliens ou emporté par une postérité sacrilège qui disposait ainsi de matériaux tout préparés pour édifier ses masures. Un sort plus enviable sera réservé au tombeau qu'Antiochos ler a fait élever pour lui-même sur un sommet qui, par chance, était aussi isolé qu'inaccessible. Là, seule la nature s'est déchaînée, qui est bien plus clémente que les hommes.

Certes, de l'un de ses frissons cataclysmaux elle a décapité les gigantesques statues, mais laissant tout sur place et recouvrant les débris qui jonchaient le sol d'une épaisse forêt qui les a protégés jusqu'à la fin du siècle dernier. Pendant près de deux millénaires, la dépouille mortelle du roi de Commagène a reposé en paix sous un manteau de pierres blanches que peu à peu la mousse patinait.

Ce mausolée oublié, seuls le connaissaient les oiseaux qui le survolaient, les bêtes sauvages qui y trouvaient refuge comme dans une tanière de rochers anthropomorphes, ou bien quelque berger, quelque chasseur, quelque bûcheron qui, à n'en point douter, étaient glacés d'épouvante à la vue des sentinelles de granit de Nemrod, menace immobile aux grands yeux de pierre, au regard hypnotique. Composé de millions de pierres blanches de la taille d'un poing, le tumulus mesure cinquante mètres de haut et cent cinquante de large. Dominant un paysage de montagne grandiose, il émerge comme une île blanche au-dessus des nuages gris qui emplissent les vallées en contrebas. Ses méandres recèlent la chambre funéraire du roi, dans laquelle personne n'a pu pénétrer, et tout autour s'étend le sanctuaire articulé en trois terrasses orientées respectivement au nord, à l'ouest et à l'est. La terrasse nord, où les sculptures d'un lion et d'un aigle montaient la garde, accueillait processions et autres cortèges religieux au terme de leur ascension; elle est la plus gravement abîmée. Soutenue par une muraille cyclopéenne, la terrasse occidentale est en partie taillée dans la roche. Ici, un lion et un aigle encadrent une rangée de personnages assis: les dieux auxquels Antiochos demanda de veiller sur son dernier repos et sur le royaume menacé quil laissait à son successeur; divinités de l'Olympe grec et du panthéon iranien, mêlées et unies dans une même effigie sur cette terre de syncrétisme religieux et ethnique.

De gauche à droite, les archéologues ont identifié Apollon, qui est également Mithra et Hélios, le Soleil; la Fortune, qui est aussi la personnification de la Commagène; Zeus, qui s'identifie à Ahura Mazda, le dieu suprême de la Perse; Antiochos lui-même et, enfin, Héraclès ou Verethraghna, son alter ego iranien. Certains basreliefs décrivent la généalogie du souverain, et chacun est précédé d'un autel sur lequel les prêtres brûlaient l'encens. Quant aux têtes qui ont roulé en bas du talus, elles sont étonnamment bien conservées.

Celles de la terrasse orientale ont gravement souffert de siècles d'abandon, alors que les statues des personnages assis sont dans un meilleur état de conservation. C'est sur cette terrasse, sur un grand autel à degrés, que les sacrifices étaient accomplis. Quand, trois siècles avant notre ère, un érudit grec anonyme, l'un des nombreux érudits qui hantaient la bibliothèque d'Alexandrie, établit la liste des merveilles du monde, la tombe d'Antiochos ler de Commagène n'existait pas encore; sinon, elle aurait figuré sur la fameuse liste, évinçant, qui sait, le mausolée d'Halicarnasse, qu'elle surpassait par son originalité, par sa magnificence.

Il est étrange qu'aucune source antique ne cite ce monument condamné à un oubli si profond qu'il fut même victime d'une erreur d'attribution. Nous ne pouvons que nous en réjouir: la célébrité l'aurait exposé au fanatisme chrétien, par exemple, qui a effacé de la surface de la terre tant de chefs-d'œuvre païens. L'oubli. et la crainte superstitieuse de la vengeance de Nemrod, l'ami des esprits malins, ont protégé la dernière demeure d'Antiochos, lui qui, dans sa ' grande sagesse, la voulut - est-il gravé près des dieux qui l'ont défendue - "aussi proche que possible du trône céleste".

Gianni Guadalupi (traduit de l'italien par Geneviève Lambert)




L’inscription du Nemrud Dagh

L'inscription gravée sur le soubassement du très grand autel qui s'élève sur le Nemrud Dagh est reprise sur les terrasses orientale et occidentale. Le roi Antiochos y célèbre sa dévotion aux dieux et aux âmes divinisées de ses ancêtres, à la mémoire desquels il a fait élever des statues colossales. Au nombre de celles-ci figure la sienne: lui aussi deviendra un héros divinisé au lendemain de sa mort. L'autel est destiné à la célébration de cérémonies en l'honneur des dieux et des héros; des cérémonies dont Antiochos fixe la date et règle les rites dans leurs moindres détails: il prévoit le montant des sommes permettant à la population tout entière de prendre part aux banquets, définit le rôle des prêtres, celui des serviteurs et des musiciens, toutes dispositions et bien d'autres qui devront être respectées dans l'immédiat et dans les temps à venir. Et si l'un ou l'autre de ses successeurs s'avise de ne pas respecter les règles établies par lui, qu'il prenne garde...

Le grand roi Antiochos divin, juste, glorieux, ami des Grecs et des Romains, fils du roi Mithridate victorieux et de la reine Laodice divine, dévouée à son frère, fille du roi Antiochos glorieux, dévoué à sa mère, victorieux, grava avec des lettres éternelles le récit de ses hauts faits sur ces degrés consacrés.

Moi, tout au long de ma vie j'ai considéré que la dévotion aux dieux constitue le bien le plus sûr et la source de joie la plus grande pour les hommes; cette conviction m'a permis de connaître un très grand bonheur et de mener une existence heureuse.

Tout au long de ma vie il a été clair pour tous que je tenais la sainteté pour la plus sûre défense de mon royaume et pour la joie la plus précieuse.

Grâce à ces convictions, miraculeusement, j'échappai à de grands dangers j'ai triomphé aisément lors d'actions désespérées et j'ai mené une vie longue et heureuse.

mot" successeur du roi mon père, j’ai montré par mon respect pour les dieux que mon royaume est une demeure pour toutes les divinités et j'ai honoré leur statue, conformément à la tradition

à Zeus Ahura Mazda, à Apollon Mithra Hélios Hermès, à Verethraghna Héraclès Arès et à la Commagène, ma patrie fertile, ces statues dignes de leurs dieux.

D'une pierre unique sur le trône même des divinités bienveillantes, j'ai élevé une statue à mon effigie et j'ai ainsi restauré l'honneur ancien des dieux en leur faisant prendre part à des rites nouveaux. J'ai ainsi respecté la volonté divine qui me vient souvent en aide, alliée bienveillante, dans les guerres menées pour mon royaume.

Pour assurer la splendeur des sacrifices, j'ai attribué au sanctuaire une terre riche, j'ai choisi et établi un culte exemplaire et désigné des prêtres somptueusement vêtus de costumes perses; j'ai consacré des ornements et des rites de manière digne de ma fortune et de la grandeur des dieux.

Que tous ceux qui vivent sous mon règne célèbrent,, outre les sacrifices que la tradition a établis, de nouvelles fêtes à la gloire des dieux et en mon honneur.

Ma naissance, le 16 du mois d'Audnaios et mon accession au trône, le 10 du mois de Lôos, je les commémore par des célébrations des grandes divinités, qui furent mes guides tout au long de mon règne heureux et furent à l'origine de tous les bienfaits dont mon pouvoir bénéficia.

Quant au nombre et à la qualité des sacrifices, j'ai instauré deux jours de banquet pour chacune des fêtes annuelles. Pour ces fêtes et ces sacrifices j'ai réparti les sujets du royaume par cités et par villages dans les lieux sacrés les plus proches et j'ai décidé qu'ils prendraient part aux cérémonies de la manière qui conviendrait à chacun selon la proximité.

Quant à l'avenir, j’ai ordonné aux prêtres déjeter, chaque mois, le jour correspondant aux dates citées: le 16 pour mon anniversaire et le 10 pour mon accession au trône.

Afin que ces célébrations se Perpétuent et que les hommes y demeurent fidèles, non seulement en mon honneur, mais également pour le bonheur de chacun d'entre eux, j'ai effectué cette consécration et, suivant la volonté divine, j'ai fait sculpter sur des stèles éternelles la loi sacrée que toutes les générations - que le temps infini fera se succéder sur cette terre et dotera d'un destin propre - devront perpétuer; n'ignorant point que la vengeance implacable des démons royaux qui punit la négligence comme l'arrogance sanctionnera l'impiété et que, si elle est bafouée, la loi en l'honneur des héros sacrés, prévoit de lourdes peines.

Tout acte conforme à la loi divine élève l'âme; l'impiété, quant à elle, est sévèrement punie. Ma bouche a proclamé cette loi, la volonté des dieux l'a sanctionnée.

Décret Quiconque a été choisi par moi comme prêtre des dieux et des héros que j'ai placés au sommet des monts du Taurus, près du monument destiné à accueillir ma dépouille,, et quiconque, dans les temps à venir, remplira cette charge, libre de tout autre engagement, sans réticence et sans faux- fuyant, se dédie à ce monument, veille à son entretien et au respect des statues sacrées.

A l'occasion de mes jours anniversaires, lors des fêtes mensuelles ou annuelles que j'ai instaurées, chaque année et pour toujours, pour les dieux et pour moi, que le prêtre revête la tenue perse que ma bienveillance lui a fournie selon la coutume ancestrale de notre lignée, qu'il les couronne tous avec les couronnes d'or que j’ai offertes comme don pieux en l'honneur des dieux, et, utilisant les revenus des villages que j'ai réservés aux rites sacrificiels pour les héros, qu'il brûle sans les mesurer de l'encens et des aromates sur ces autels et qu'il accomplisse avec dignité des sacrifices nombreux en l'honneur des dieux et en mon honneur.

Qu'il garnisse les autels sacrés de mets adaptés, qu'il emplisse généreusement les coupes de vin, qu'il reçoive avec courtoisie tous ceux qui viendront, citoyens ou étrangers, et qu'il permette à tous à part égale de jouir de la fête.

C'est pourquoi, comme il convient du fait de sa fonction sacrée, il choisira sa part le premier; ensuite, qu'il distribue aux autres les dons de ma générosité afin qu'ils en jouissent librement.

Ainsi, chacun, durant les jours sacrés marques d'une grande abondance, pourra prendre part à la fête sans le moindre souci, banquetant là où bon lui semblera. Que tous, tant qu'ils prendront part au banquet commun dans le lieu sacré, se servent des coupes que j'ai consacrées.

Que tous les musiciens que j'ai choisis pour ces cérémonies et tous ceux qui seront ensuite choisis, leurs fils et leurs filles et tous leurs descendants qui pratiqueront le même métier soient laissés en paix, que personne ne les importune, qu'ils jouent lors des cérémonies que j'ai instaurées et qu'ils accomplissent leur fonction sans la moindre distraction aussi longtemps que les participants au rite le voudront.

Qu'il ne soit permis à personne – roi, seigneur, prêtre ou magistrat – de réduire en esclavage ces serviteurs du sanctuaire que j'ai offert aux dieux et à mon culte selon la volonté divine ; qu'il soit interdit de réduire en servitude leurs descendants qui leur succéderont dans leur fonction, et qu'il soit interdit de les céder à autrui en aucune manière ou de leur nuire ou de leur interdire d'exercer leur fonction ; que les prêtres veillent sur eux de même que les rois, les magistrats et tous les citoyens: en échange de la protection qu'ils leur accorderont, ils obtiendront la bienveillance des dieux et des héros.

De même, qu'il ne soit permis à personne de s'approprier, de céder à autrui ou d'endommager d'une manière ou d'une autre les villages que j'ai consacrés à ces divinités; il en va de même pour leurs fruits, que j'ai offerts aux dieux comme possessions inaliénables.

De même, personne ne pourra sans risques imaginer quelque prétexte pour bafouer, réduire ou supprimer, aux dépens de mon honneur, les sacrifices et les cérémonies que j'ai instaurés.

Quiconque projette d'anéantir la force sacrée de ces règles et l'honneur dû aux héros, d'y porter atteinte ou de s'y soustraire attirera sur lui et sur sa descendance la fureur de tous les démons et de tous les dieux. A tout jamais.

(traduit du grec ancien par Geneviève Lambert)