Turquie : des avocats sur le banc des accusés

mis à jour le Mardi 31 juillet 2012 à 00h00

Libération
 
Par RUSEN AYTAC Avocat au barreau de Paris

C’est dans le plus grand Palais de justice d’Europe, inauguré en mars 2011, au palais de Caglayan, à Istanbul, que s’est ouvert, le 16 juillet, le procès des avocats poursuivis pour avoir assuré la défense d’Abdullah Öcalan, chef du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), détenu dans l’île-prison d’Imrali depuis 1999 : 46 avocats, dont 36 détenus, un journaliste et trois membres de leur personnel se trouvent sur le banc des accusés.

C’est pourtant dans une petite salle, de quelques dizaines de sièges, que les audiences se sont déroulées, en présence d’une forte mobilisation de la gendarmerie et des policiers. Aussi, les familles des accusés détenus depuis plus de huit mois, les avocats étrangers (notamment français), mobilisés dans le cadre d’une mission d’observation et venus manifester leur solidarité auprès de leurs confrères, les parlementaires du Parti de la paix et de la démocratie (BDP, prokurde) et les quelques journalistes n’ont pu tous accéder à cette salle, pleine à craquer et suffocante. Pis encore, de nombreux avocats de la défense ont dû s’asseoir à même le sol, au pied du tribunal. Piètre et triste image de la justice mais image fidèle et conforme de la place accordée en Turquie au droit de la défense, en général, et dans cette cour, en particulier.

Certes, il ne s’agit plus, depuis 2004, des tristement célèbres cours de sûreté de l’Etat (DGM), longtemps en charge des procès politiques et/ou collectifs, dépendantes et partiales, avec la présence affichée d’un militaire en son sein. Mais il s’agit bel et bien de juridictions d’exception, jouissant de pouvoirs assurément extraordinaires.

Le système a atteint un tel niveau d’absurdité qu’un des avocats, YaÈ�ar Kaya, confondu par homonymie avec l’ancien président du Parlement kurde en exil, a été détenu, pendant huit mois, pour des propos et activités attribués au second.

Le juge de cette cour spéciale, statuant en qualité de président, est celui-là même qui a délivré un mandat d’arrêt à l’encontre de certains avocats. Ce cumul de fonctions judiciaires méconnaît, bien sûr, le droit à un tribunal impartial garanti par l’article 6 § 1er de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme, pourtant maintes fois rappelé par la Cour européenne des droits de l’homme dans ses nombreuses condamnations d’Ankara. Selon l’acte d’accusation, de 892 pages, les réunions entre avocats chargés de la défense d’Abdullah Öcalan constituent la preuve même de l’existence d’une «bande organisée à caractère terroriste». L’acte d’accusation se fonde principalement sur des perquisitions de cabinets, des écoutes téléphoniques et des échanges de courriers électroniques. Pourtant, selon la législation turque, toute instruction relative aux avocats agissant dans l’exercice de leur profession nécessite l’autorisation préalable du ministère turc de la Justice. Or, aucune saisine n’a eu lieu, l’instruction a fait fi de ces dispositions et la cour a rejeté sans motivation des requêtes répétées en ce sens.

En l’espèce, les autorités turques reprochent principalement aux avocats d’avoir transmis des messages d’Abdullah Öcalan aux médias et aux cadres du PKK, omettant sciemment le fait que tous les entretiens avec le leader du PKK se déroulent en présence d’un responsable turc, avec enregistrement complet des rencontres. Au demeurant, l’audition du témoin principal, Abdullah Öcalan, sollicitée par les avocats de la défense, n’a jamais eu lieu.

Dans le contexte de ce procès politique, certains avocats détenus, engagés à la fois dans un combat politique et juridique, ont pris la parole en kurde et réclamé la reconnaissance de leur langue maternelle. «L’accusé a parlé en langue kurde. Nous n’avons pas compris», a acté le président. Que dire, si ce n’est qu’il s’agit, en l’espèce, de la seule avancée notable du tribunal du céans, puisque le kurde n’a pas été qualifié, pour une fois, de «langue inconnue». Toutefois, la cour a exigé l’usage unique de la langue turque, seule «langue officielle de l’Etat» turc, selon l’article 3 de la Constitution, article dont même la proposition de révision est interdite.

Comble de l’ironie, sur le mur, face au public, est inscrit Adalet mulkun temelidir («la justice est le fondement de l’Etat»). Sur ces trois mots, deux sont de l’arabe et le troisième du grec.

A l’issue des trois jours d’audiences, neuf avocats ont été mis en liberté sous contrôle judiciaire. Toutes les requêtes, visant notamment l’incompétence du tribunal, l’anticonstitutionnalité de certains articles du code pénal turc et les mises en liberté des avocats ont été rejetées, pour la plupart sans motivation. L’audience a été renvoyée au 6 novembre 2012 et, en raison de l’insuffisance des conditions matérielles, délocalisée à la cour d’assises spéciale de Silivri.

Reste que 27 avocats demeurent en détention provisoire, mesure qui n’a aucun caractère exceptionnel en Turquie. Les ordonnances seront signifiées dans un mois, alors que le délai légal d’appel est fixé à sept jours. Les avocats devront ainsi former des recours sans connaître les motivations des différents maintiens en détention. Seule consolation, ces avocats détenus connaissent un meilleur sort que ceux qui, au temps de la junte militaire, connurent la prison de Diyarbakir, classée alors comme l’une des plus dures au monde, où la torture était systématique.

Certes, la Turquie a fait des progrès, mais les autorités turques se doivent de veiller au respect des principes fondamentaux des droits de la défense, et aux règles d’un procès équitable, si elles désirent réellement effacer Midnight Express de l’imaginaire collectif.