La poésie du champ de mines

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A l'affiche : "Les tortues volent aussi"
de Bahman Ghobadi, avec Soran Ebrahim,
Hirsh Feyssal... 1 h 35.

Par Gérard LEFORT - LIBERATION - mercredi 23 février 2005

Un regard vif, sans sensiblerie, posé sur les enfants mutilés d'un camp de réfugiés kurdes. Info'est un village en Orient. Des enfants jouent dans un champ. Des adultes installent des antennes de télévision sur une colline. Le pittoresque est là, la comédie aussi, puisque le réglage des antennes vire au spaghetti de câbles. Mais le diaporama et le sourire s'évaporent, asséchés par une image brûlante : ce champ est un champ de mines. Les enfants sont employés à débarrasser le sol de ces engins de mort. Le village est un camp de réfugiés kurdes à la frontière de l'Irak et de la Turquie. Et si les adultes sont si impatients que la télé fonctionne, c'est que la rumeur colporte que les Américains vont envahir l'Irak.

Zébulon. L'effet sidérant du film est qu'on s'accoutume à ces horreurs par un effet d'osmose, puisque la guerre et ses épouvantes semblent un microcosme ambiant, presque une odeur ordinaire. Cela passe par les enfants mais sans chantage au gnangnan. Dans ce film par-delà le bien et le mal, les enfants ne sont pas des otages de notre compassion. Affectés dans leur corps (aveugles, amputés, mutilés), prématurément maturés par les circonstances (violée à 11 ans, maman à 12, chef de famille ou de gang à 14), ils demeurent habités par leur enfance, sorte d'innocence coupable qui leur donne des idées étranges, des fous rires bizarres comme autant d'envie de vivre par-dessus tout.

Ainsi du jeune Kak Satellite, surnom inspiré par son habileté dans le négoce des antennes paraboliques et sa façon de jeter des morceaux d'anglais au visage de ses acolytes. Une sorte de Zébulon de la démerde, vague descendant de Tony Curtis dans Opération jupons. Kak Satellite sait aménager un tank endommagé à la façon d'un pavillon Sam suffit. Tel le garçon d'Allemagne année zéro de Rossellini, qui jouait à la paix dans Berlin en ruines, Kak s'active dans tous les trafics, en remontre aux adultes par ses bluffs, et secrète des manières de tyranneau avec ses séides. Il file la mort comme on file un mauvais coton. Et sur ce chemin à tombeau ouvert, il s'abouche avec un trio d'enfants gueux qui semblent avoir appris à jouer à la marelle dans la cour des miracles. Le garçon est manchot, sa petite soeur, mère d'un gamin aveugle.

Grâce. Kak Satellite s'entiche de cette petite bande comme le cinéaste les filme : entre stupéfaction et envie de les protéger. Il est vrai que ces enfants sauvages ont de quoi alerter : la très jeune fille, telle une petite notre-dame de la crasse, est préposée à la grâce et son aîné développe des talents divinatoires. C'est sur ce versant d'un réalisme magique que les tortues de Bahman Ghobadi prennent leur envol : un conte de fées nettement plus Carabosse que Cendrillon. C'est à Freaks que l'on songe pour le regard tendre posé sur ces «monstres», mais surtout à l'Inconnu, autre merveille de Tod Browning où le manchot Lon Chaney se mutilait d'amour pour une belle garce. L'inconnu, c'est le sujet amoureux du film, quand des tortues se mettent à voler.