L'Express: LA TURQUIE HUMILIE L’EUROPE

mis à jour le Mardi 15 octobre 2019 à 16h15

L'Express: | Edito parCHRISTIAN MAKARIAN | 16/10/2015

Erdogan, qui voulait renverser Assad, finit par le légitimer

«Il est temps pour nous de sortir de ces guerres ridicules et sans fin, dont beaucoup sont tribales. » Par ces mots méprisants, qui font fide toute vision stratégique, Donald Trump a décidé, après un entretien téléphonique avec son homologue turc, Recep Tayyip Erdogan, le retrait des troupes américaines stationnées dans le nord de la Syrie.

Sans délai, les troupes turques sont intervenues pour s’emparer du nord-est de la Syrie, le mercredi 9 octobre. Baptisée sans honte « Source de paix », l’opération, annoncée sur Twitter par Erdogan, rassemble 80 000 hommes, auxquels se sont joints 14000 rebelles syriens anti-Assad. C’est la guerre turque dans la guerre syrienne : les localités de Tall Abyad et Ras al-Aïn, d’où les troupes américaines se sont retirées dès le lundi 7 octobre, ont d’abord été visées, mais le plan est considérablement plus vaste.

Premièrement, il consiste à éradiquer dare-dare les YPG kurdes (Unités de protection du peuple), dont les lourds sacrifices, en appui des Occidentaux, ont été pourtant décisifs dans le dur combat mené contre Daech : la Turquie les considère comme des terroristes directement liés au PKK, qui harcèle les forces d’Ankara depuis 1984. A la poursuite de cet objectif, Erdogan dispose du soutien de la plupart des partis politiques turcs, de quoi faire oublier ses récents revers électoraux. Deuxièmement, il s’agit d’implanter dans les zones d’où auront été chassés les combattants kurdes une proportion significative des 3,6 millions de réfugiés syriens vivant sur le sol turc dans des conditions de précarité et d’insécurité qui soulèvent le rejet criant de la population locale. Un véritable déplacement ethnique de masse, destiné à submerger les Kurdes, forcés de passer un accord de survie avec Bachar el-Assad en se pliant à ses dures conditions.

Depuis des années, Ankara réclame la mise en place d’une zone dite de sécurité en territoire syrien le long de sa frontière sud. Les militaires américains s’y sont longtemps opposés pour protéger leurs alliés kurdes ; de même que les Russes afin de défendre la souveraineté d’Assad sur l’ensemble du pays. Or, à l’égard des Américains, Erdogan a exploité les discordances entre Donald Trump et son administration, très rétive au retrait de Syrie car la neutralisation de Daech est encore loin d’être une réalité. En pleine campagne électorale, qui s’est compliquée avec la procédure d’impeachment lancée contre lui, le président américain est pressé de tenir devant la portion isolationniste de son électorat la promesse de retrait du Moyen-Orient, qu’il a maintes fois réaffirmée. Visà- vis de Vladimir Poutine, le « reis » a profité de son rapprochement continu avec Moscou pour avoir les coudées franches et faire miroiter la rétraction finale des Américains du champ de bataille syrien. Victoire totale pour la Russie : indirectement, Erdogan, qui avait pour but initial de renverser Assad, finit par légitimer le régime de Damas en le laissant reprendre la main sur les Kurdes.

Reste, aux premières loges, l’Union européenne, qui s’est fait totalement abuser par la Turquie. En demandant à Ankara de cesser l’opération militaire en cours, la France entend organiser la protestation des démocraties contre l’offensive turque, qui « remet en cause tous les efforts sécuritaires et humanitaires de la coalition contre Daech et risque de porter atteinte à la sécurité des Européens ». Le président turc réplique en menaçant de noyer l’Europe sous le flot de migrants que son pays contient. Mais que va-t-il concrètement advenir des terroristes djihadistes originaires de pays d’Europe qui sont détenus dans les prisons kurdes ? Comment peut-on penser que ces assassins resteront sous bonne garde tandis que les forces turques pilonneront leurs geôliers? La Turquie a la réponse : les Européens n’ont qu’à rapatrier leurs ressortissants.

Christian Makarian est directeur de la rédaction délégué à L’Express et éditorialiste.