Kurdistan, les survivants de Mahabad

Info REPORTAGE - | LE MONDE | 10.02.05

Cette éphémère République indépendante kurde, née en janvier 1946, morte en avril 1947 en Iran, ressusciterait-elle aujourd'hui en Irak ?IL faut voir avec quelle tendresse le vieil Hachem El-Kurdi caresse ses photos de Mahabad.

Née dans le nord de l'Iran le 22 janvier 1946, l'éphémère République kurde a vécu à peine quatorze mois. Sur les clichés écornés en noir et blanc, on le voit, lui, en uniforme de soldat, bien droit sur son cheval. Ou posant, pantalon bouffant, large ceinture tressée autour de la taille et turban à franges traditionnel, avec des camarades du Komala, le mouvement précurseur du nationalisme kurde.

Après la destruction de Mahabad, les clichés l'ont accompagné partout, tout au long de l'épique retraite militaire kurde, en Russie soviétique puis en Irak, où Hachem arriva en 1958, après onze années d'exil. Pour échapper à la répression des régimes irakiens, qui ont tous combattu l'indépendance kurde, il a longtemps fallu les dissimuler, ces photos. Emprisonné trois ans durant dans les geôles de Saddam Hussein, le vieux les avait confiées à des amis. Nul ne savait bien sûr si Hachem serait libéré un jour. Mais, d'une certaine manière, ses images étaient plus précieuses que sa vie. Elles étaient la mémoire, la preuve qu'une République kurde avait existé, jadis, en Iran. Elles étaient à la fois le réel et le rêve.

Hachem a survécu. Il habite Erbil, la capitale régionale du Kurdistan irakien, à 120 kilomètres de la frontière iranienne. A 88 ans, le vieil homme pense que ses espoirs n'ont pas été vains. Ses photos sont rangées dans deux albums, bien posés en évidence sur la table du salon. Choisies par Qazi Mohammed lui-même, le "seigneur" de Mahabad qui mourut pendu, les couleurs kurdes flottent désormais à Erbil et dans toute la région kurde. Soixante ans après, le Kurdistan appartient encore à l'Irak, mais fonctionne de façon autonome depuis déjà plus de dix ans. Comme beaucoup de ses compatriotes, Hachem aimerait voir là les prémices d'une réelle indépendance.

Le vieux peshmerga - combattant, en kurde - n'est pas le seul à établir un parallèle entre la situation de ses compatriotes aujourd'hui en Irak et ceux d'Iran à la fin de la seconde guerre mondiale. Une conférence sur Mahabad s'est tenue au début du mois à Erbil, en présence de spécialistes du monde entier, dont William Eagleton, 80 ans, qui fut diplomate américain en Iran et en Irak et auteur de l'ouvrage de référence sur Mahabad, La République kurde (Editions Complexe).

"Cette république fut le premier test de notre indépendance et un événement crucial de notre histoire", souligne le ministre kurde de la culture, Sami Shoresh, coorganisateur de l'événement. "Aujourd'hui, poursuit-il, l'histoire semble se répéter. Les Kurdes sont en train de construire quelque chose qui ressemble à l'indépendance." Voici pourquoi, selon lui, les témoignages des vétérans de Mahabad sont si importants. Celui du vieil Hachem El-Kurdi a la forme d'un avertissement sans frais : "Avant de goûter aux joies de la liberté retrouvée, écoutez l'histoire tragique de Mahabad ! Sachez tirer les leçons de la seule République indépendante kurde qui ait jamais existé. Et de sa destruction..."

Là-bas, en Iran, tout avait commencé par une lutte "culturelle". "Au début des années 1940, se souvient Hachem, j'avais 22 ans. Nous avions décidé de braver l'interdiction du chah en remettant nos costumes traditionnels et en parlant kurde sans se cacher. J'ai ensuite adhéré au Komala-i-Jian-i-Kurdistan, le Comité de la vie du Kurdistan, qui recrutait à tours de bras."

L'arrivée, au mois d'août 1941, des troupes alliées britanniques et soviétiques en Iran change les rapports de force. A mesure que l'armée iranienne se désintègre et se replie vers le sud, fusils et munitions tombent entre les mains des tribus kurdes. Appuyé en coulisse par l'URSS, le Komala se développe. Rebaptisé Parti démocrate du Kurdistan (PDK) en 1945, il domine le mouvement kurde. A sa tête, les Soviétiques favorisent Qazi Mohammed, un homme érudit, religieux et respecté. Accouru des montagnes d'Irak, mollah Moustapha Barzani, redoutable guerrier qui deviendra par la suite le héros du mouvement kurde, est accueilli à Mahabad à bras ouverts. Le PDK manquait de soldats et surtout d'un chef.

Après la prise de Tabriz fin 1944, les Soviétiques installent la République démocratique autonome d'Azerbaïdjan. Fort de l'exemple et assuré du soutien russe, Qazi Mohammed proclame à son tour son gouvernement kurde. Le 22 janvier 1946, sur la place Tchwar Tchira "les Quatre Lanternes", il déclare que les Kurdes forment un peuple à part qui occupe ses propres terres et qui, comme tous les autres, a le droit à l'autodétermination.

"Ce jour-là, raconte Hachem, j'ai armé mon fusil et j'ai tiré vers le ciel pour remercier Dieu. Pendant une semaine, il n'y eut ni jour ni nuit à Mahabad. Il n'y eut que le rythme des tambours et le chant,et nous tous, qui dansions de joie." La République kurde de Mahabad était née.

Fatima, elle aussi, a connu cette époque. A sa manière, cette femme de 73 ans est l'incarnation du malheur kurde : père tué par le chah d'Iran, mari exécuté par Saddam Hussein, fils aîné mort de misère. Avant de raconter son histoire, Fatima s'excuse. Gravement blessée à la tête lors de bombardements en 1961, elle a ensuite été torturée dans les prisons irakiennes. Elle est vieille, fatiguée, et sa mémoire lui joue des tours. "Le chah était un homme méchant qui n'aimait pas les Kurdes, se rappelle-t-elle. Ses soldats ont tué mon père dans les combats de 1944. J'avais 12 ans, j'étais orpheline et n'avais nulle part où aller. Des peshmergas m'ont emmenée chez mollah Moustafa Barzani. Celui-ci m'a demandé si je savais coudre. J'ai regardé mes mains et je lui ai répondu que oui. Ses hommes m'ont ensuite accompagnée chez Qazi Mohammed. C'est ainsi que j'ai cousu le premier drapeau kurde."

Mahabad a adopté ses couleurs. Les mêmes que celles d'Iran, mais à l'envers : trois bandes horizontales, rouge, blanc et vert. Au centre de l'oriflamme, un soleil, flanqué d'épis de blé symbolise la nation kurde. "Quand j'ai eu fini, poursuit Fatima, je l'ai porté aux combattants. Barzani a embrassé le drapeau et, en récompense, il m'a offert un fusil."

On doit au capitaine Archie Roosevelt Jr, alors attaché militaire américain adjoint à Téhéran et visiteur de Mahabad en août 1946, le seul témoignage occidental sur la République kurde. "Roosevelt fut très surpris par l'atmosphère de liberté qui régnait à Mahabad, comparée à la caporalisation communiste de l'Azerbaïdjan", explique William Eagleton dans son livre. "Qazi Mohammed chercha à convaincre l'Américain que les Kurdes souhaitaient former une province démocratique au sein d'un système fédéral semblable au modèle américain ; et si le gouvernement américain ne pouvait pas soutenir les aspirations kurdes, qu'au moins il ne s'y oppose pas. (...) Mais il n'était pas question pour les Etats-Unis de se mêler d'un mouvement nationaliste dans un coin reculé de l'Iran."

La guerre froide a déjà commencé. "Les malheurs ont vite accablé les Kurdes de Mahabad, se souvient Fatima. Quand je vois aujourd'hui mon drapeau dans les rues d'Erbil, je pense à eux. Je me dis que nous n'avons peut-être pas souffert en vain." Sur pression américaine, les troupes soviétiques se retirent. Quand l'armée iranienne pénètre en Azerbaïdjan et à Mahabad, elles n'interviennent pas. "Barzani a appelé tous les hommes capables de porter une arme à le rejoindre", raconte Qazem Moustafa, un autre peshmerga qui vit aujourd'hui auprès de Massoud Barzani, fils de mollah Moustapha et actuel patron du PDK. "J'avais 15 ans, et je n'ai pas hésité. Nous avons essayé de former une armée, avec des bataillons et de vrais officiers, dont beaucoup étaient des Kurdes d'Irak. Les Russes avaient promis de nous équiper, mais à part quelques vieux fusils Brno et des mortiers classiques, nous n'avons jamais rien reçu. Les Iraniens sont arrivés avec leurs tanks. Tabriz est tombée, puis Mahabad, une semaine plus tard."

Contrairement à ceux de Fatima, les souvenirs de Qazem sont précis : "J'ai accompagné mollah Barzani chez Qazi Mohammed. Il voulait le convaincre de poursuivre la lutte et de fuir avec lui. Il lui a dit que s'il restait vivant, la République kurde survivrait. Qazi lui a répondu : "Je connais le chah mieux que toi. Si je pars, il détruira la ville et tuera les habitants. C'est pourquoi je reste. Mais je vous confie mon drapeau. Prenez-en soin et gardez espoir." Alors nous sommes partis. Nous étions environ 500 hommes, la plupart n'avaient pas 20 ans."

A Mahabad et ailleurs, les Kurdes se pressent de détruire rapports, clichés et documents. Les individus et les familles détruisent toute trace de leur participation au mouvement kurde en brûlant les lettres, les nominations et leurs photos, celles de Qazi Mohammed ou de Staline. Le 31 mars 1947, à 3 heures du matin, sur ordre du chah, Qazi Mohammed, son frère et son cousin sont pendus sur la place Tchwar Tchira, quatorze mois après la proclamation de la République, et au même endroit.

Pour Barzani et ses hommes commence alors la retraite dans les montagnes du Zagros, aux confins nord de l'Irak. Refoulés de partout, ils finissent par trouver refuge en URSS. Qazem se souvient de l'épopée : "C'était la fin de l'automne, il neigeait. Nous avons marché soixante-quatre jours sans pouvoir nous changer. Nous avions froid et faim. Les bombardements nous poursuivaient sans répit. Le plus dur était de trouver de l'eau. Des dizaines d'entre nous sont morts. J'aurais aimé qu'on écrive cette catastrophe. Il y avait bien Mala Habib, qui savait lire et écrire, mais il est mort après quelques jours. Ceux qui ont survécu se sont nourris d'espoir : mollah Moustafa et le drapeau kurde. Nous les avons suivis jusqu'en Russie. Là, on nous a éparpillés. L'exil a duré plus de onze ans, dans la misère et la solitude."

La suite, le retour de Barzani au Kurdistan et la lutte qui reprit, appartient à l'histoire des Kurdes d'Irak, marquée elle aussi par les alliances déçues et les défaites successives. "Ce qui est triste, conclut Qazem, ce n'est pas que les étrangers ignorent notre histoire, c'est que les Kurdes eux-mêmes ne la connaissent pas. S'il est vrai que l'histoire se répète, peut-on au moins espérer qu'aujourd'hui, elle se terminera bien ?"

Fatima était trop jeune, en 1947, pour suivre Barzani et ses troupes dans l'exil russe. "Je ne l'ai rejoint que bien plus tard, dans les montagnes d'Irak, après la mort de mon mari et de mon fils. Je n'avais plus rien à perdre." Son visage creusé par les rides ne s'illumine que pour parler du présent : "Dieu merci, les combats sont finis. La paix est revenue. Les Arabes ne sont plus là. Dieu protège le Kurdistan libre ! Dieu protège les Barzani !"

Qazem Moustafa est retourné à Mahabad en 2001. "La maison de mollah Moustafa était intacte,raconte-t-il. J'aurais voulu entrer, mais je n'ai pas osé car elle était occupée par des Iraniens. Alors je suis reparti. Ici, le drapeau kurde flotte librement, personne n'occupe notre pays et nous avons des alliés puissants. Malgré tout, je sais que nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes."

Le vieux peshmerga Hachem El-Kurdi est lui aussi retourné là-bas en 1991 : "J'ai embrassé trois fois la terre, je suis allé pleurer sur les tombes de mes compagnons, puis je suis rentré à Erbil. Après toutes ces années, je voudrais dire à nos responsables d'être prudents. J'ai appris qu'au moment même où l'on croyait tout gagner, on pouvait tout perdre."

Le 4 février 2005, à Erbil, c'est lui, le vieux peshmerga, qui a eu l'honneur d'ouvrir la conférence de Mahabad. "J'ai vu naître Mahabad, a-t-il lancé d'une voix forte. Ce fut une période exaltante, qui ressemble beaucoup à celle que nous vivons aujourd'hui. Mais laissez-moi vous dire : la République kurde de Mahabad s'est construite par les armes. Alors, tant que la paix ne sera pas véritable, ne lâchez pas les vôtres !"

Cécile Hennion

• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 11.02.05