Enquête : Le Rambo turc débarque en France

Info - LE MONDE [2 mars 2006]

Aucun des guides des spectacles parisiens n'a annoncé la sortie du film Irak, la vallée des loups. Pourtant, mercredi 1er mars, à la séance de 17 heures, il y avait assez de spectateurs pour remplir la moitié des deux cents fauteuils de la salle Cinéma du monde, l'ancienne salle de la Cinémathèque française du boulevard Bonne-Nouvelle, à Paris.
Une majorité d'hommes jeunes, quelques couples, une famille, tous turcs, venus découvrir le plus grand succès de l'histoire récente du cinéma de leur pays natal. Irak, la vallée des loups relate les exploits d'un agent secret turc à Erbil, dans le Kurdistan irakien. Le héros du film, Polat Alemdar, est aux prises avec un potentat américain meurtrier, en cheville avec les dirigeants kurdes.

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C'est le colossal succès du film en Turquie, où il a attiré 3,5 millions de spectateurs depuis le 3 février (Le Monde du 21 février), suivi de l'engouement de la communauté turque d'Allemagne, où le film est sorti quelques jours plus tard, qui a provoqué la sortie précipitée du film en France. Une quinzaine d'écrans ont été retenus : celui du 10e arrondissement de Paris, un quartier où les Turcs sont nombreux, mais aussi des salles à Pantin, Lille, Colmar, Besançon, Montbéliard, Oyonnax et Lyon. "Ce sont les exploitants qui nous ont demandé de sortir le film plus vite", affirme une porte-parole du distributeur Too Cool, spécialisé depuis deux ans dans la diffusion du cinéma turc en France.

Jusqu'ici, la société n'avait jamais tiré plus de cinq copies d'un même film. Son plus grand succès à ce jour est une comédie plutôt gauchisante, Viziontélé Tuuba, sortie en 2004 à Paris. Les directeurs de salles des régions frontalières avec l'Allemagne et la Belgique s'inquiétaient de voir les Turcs de leurs villes affréter des autocars pour aller voir Irak, la vallée des loups. C'est pour cette raison, affirme-t-on chez Too Cool, que la sortie du long métrage, prévue fin avril, a été avancée au 1er mars.

Du coup, le film sort sans visa d'exploitation. La commission de classification des films n'a pas encore rendu son avis à son sujet, et le Centre national de la cinématographie (CNC) a accordé à Irak, la vallée des loups une "autorisation exceptionnelle de projection", mesure généralement accordée aux films projetés dans les festivals.

Dans un souci préventif, Too Cool recommande aux exploitants d'interdire le film aux moins de 12 ans. Le distributeur se refuse par ailleurs à commenter le contenu du film, qui a provoqué une violente polémique en Allemagne, où le dirigeant de l'Union chrétienne-sociale (CSU), Edmund Stoiber, l'a jugé "anti-occidental et raciste".

Irak, la vallée des loups commence par le suicide d'un officier turc qui ne se remet pas de l'humiliation que les soldats américains ont infligée à son unité. En 2003, stationné à Souleymaniyé, le lieutenant Suleyman et dix de ses hommes ont été arrêtés par l'armée américaine et transférés à Bagdad, la tête recouverte de sacs. Sur cet épisode tiré de l'histoire récente, Irak, la vallée des loups brode un récit de vengeance.

Le lieutenant Suleyman se trouve être proche du super-héros Polat Alemdar, le Rambo turc, électron libre des services d'espionnage, qui décide de partir pour l'Irak, où il vengera son ami. A peine franchie la frontière, Polat et ses deux compagnons exterminent des policiers kurdes qui demandent à voir leurs passeports. "Tous les gouvernants de ce pays ont opprimé le peuple, dit le héros, sauf nos ancêtres."

Le but du voyage est de mettre la main sur Sam Marshall, le potentat américain responsable de l'humiliation des Turcs. Polat aspire à lui recouvrir la tête d'un sac, mais son plan est déjoué par la cruauté de l'Américain, qui utilise des enfants comme boucliers humains. Irak, la vallée des loups se transforme alors en une fresque montrant les atrocités commises par les Américains en Irak.

Alors que l'action principale est confinée à Erbil, au Kurdistan irakien, une séquence montre des détenus transférés à Abou Ghraib, où le metteur en scène reconstitue les tortures perpétrées par des gardiens, parmi lesquels on reconnaît la jeune soldate Lynndie England. C'est aussi à Abou Ghraib que le film installe un médecin anonyme, qui, au détour d'un dialogue, explique qu'il est juif et prélève sur les détenus des reins qui sont expédiés dans des conteneurs étiquetés "New York", "Londres" et "Tel-Aviv".

Mais ce médecin, interprété par Gary Busey, pâlit en comparaison de l'ignoble Sam Marshall. Il a les traits de Billy Zane, comédien américain qui fut le méchant de Titanic. Comme Busey, il est doublé en turc. On le voit prier devant un crucifix. Il est si dévot qu'il a décoré son bureau de proconsul d'une reproduction de la Cène, et il explique à plusieurs reprises qu'il est en Irak pour exécuter la volonté divine. Il trouve en face de lui un saint homme, le cheikh de la communauté turkmène (et donc turcophone) d'Erbil, qui condamne les attentats-suicides et prêche la patience.

Pendant la projection, la salle réagit peu. A la sortie, la plupart des spectateurs se dispersent rapidement. Seul un groupe discute sur le trottoir : "C'est une merde, dit l'un d'eux. Dans le film, l'Américain dit que les Turcs sont des vantards, mais c'est vrai !" Puis il convient en riant que son avis est peut-être influencé par le fait qu'il est kurde.


Thomas Sotinel
Article paru dans l'édition du 03.03.06